PARIS MONTMARTRE - 13 MARS 1993
Le sable voltige dans ses cheveux bruns. Le vent ne les empêche pas de jouer, de courir, de rire. De vivre peut-être même. Elle titube un peu dans son petit corps. Elle tremble parfois avant de s'échouer contre son bras. Il est sous le charme, tout sourire auprès de ses joues rosées. Elle ne comprend pas la moitié de ce qu'il dit, s'exprime dans un français limité, se contente de l'insulter en souriant mais il ne rechigne pas, caresse ses cheveux du bout des doigts en attendant mieux. « Cendres, tu viendra avec moi ? » Il hésite un instant, du haut de ses dix ans il ne sait que répondre mais fini par hocher la tête en lui prenant la main. Il aurait bien pu mourir pour ses petits yeux, tuer pour un de ses sourires. Elle semble se foutre éperdument de lui parfois, se contente de lui donner quelques ordres dans son français teinté d'un accent tchèque mais il obéit.
L'avenir ne leur fait pas peur. Elle rêve de voyages, de repartir dans un tour du monde. Cette gamine qui vient de nulle part et de partout à la fois. La fille du diplomate. La fille aux multiples origines... on aurait pas idée d'enfermer la liberté dans quartier de Paris, pourquoi le fait-on avec elle ? Elle repartirai bien sur les traces du monde, à la recherche d'un trésor inventé, d'une histoire à raconter. Mais ils ne veulent pas. Les cris font rage dans l'appartement, les murs tremblent un peu et les coups font rages au milieu des pleurs. Il n'ignore pas cela. Cendres n'est que trop lucide pour un gamin de banlieue. Il se plaît à s'enfermer dehors avec elle, à écrire des histoires juste pour la faire voyager. Pour sur qu'il ne quitterai Paris pour un rien au monde. Il l'a promis.
Que quelqu'un lui dise qu'une promesse est faite pour être rompue. Que quelqu'un lui dise que les rêves ne se réalisent pas.

***

encore une fois, c'est d'en bas que j'appelle, elle se penche parfois de son nid d'hirondelle, daigne me recevoir, ne me laisse pas de place pour m'asseoir.

AÉROPORT DE LONDRES - 15 JUILLET 2001

- Sofia calme toi, tu oublies ton sac. Héé S-o-f-i-a attend !
- Tu ne viens pas Lo'. Je préfère y aller toute seule.
- Allez quoi, moi aussi je l'aime bien ton copain !
- Ne redis jamais ça Lo.
- Mais att...

L'adolescente claque la porte du pavillon anglais sans un regard pour l'intrépide petite blonde mourant d'envie elle aussi de revoir son ami. Les rues défilent de l'autre de côté de la vitre du taxi noir mais Sofia n'y prête pas vraiment attention. Elle se laisse bercer par le frottement des essuie-glaces sur le pare-brise, ferme un peu les yeux en se répétant son discours « Cendres, je suis désolée d'être partie comme ça alors que j'avais le choix. Mais je n'avais pas le choix, il fallait que suive mon père. Je... je ne m'en veux pas, je crois que c'était la bonne solution. On n'a pas vraiment d'avenir tous les deux. Tu le sais. » Elle secoue faiblement la tête. Tout ça ne lui ressemble pas. Ça sonne creux, ça siffle comme un mensonge.
L'aéroport est bondé. Comme toujours. Son petit corps frêle se mêlent aux grandes brutes impatientes. Elle aussi trépigne dans son coin. Elle guette la porte battante malgré la marée de bras qui lui bouche la vue. Une voix asexuée annonce du retard, la foule en délire soupire. Sofia n'en peut plus. Elle tourne, rechigne, bougonne, se ronge les ongles, s'apprête à partir même. Mais un bruit de pas et de roulettes de valises rompt son angoisse, découpe ses songes en petit morceaux.
Elle l'aperçoit. Sa tête brune dépasse de loin le peuple vulgaire qui se presse dans l'aéroport. De son pas fantomatique, il se rapproche. Leurs yeux se rencontrent une fraction de seconde. Assez pour lui faire oublier tout son petit discours. Assez pour la dissuader de mettre fin à leur tumultueuse liaison. Assez pour qu'elle se jette dans ses bras et s'accroche à son cou. Leurs lèvres brûlent du désir, de l'absence qui les ronge. Quelques anglais s'outragent, quelques enfants éclatent de rire en se détournant malgré tout.
Personne ne semble avoir envie de leur dire que leurs vies ne sont pas compatibles. C'est pas faute de savoir pourtant. La gamine aux multiples racines n'a aucune envie de se fixer en plein cœur de Paris avec un musicien de petit ami qui ne rêve que de faire la tournée des bars avec sa guitare sur le dos. Elle veut sauver le monde, chercher ses ancêtres, fouiller la terre avec ses petits doigts le dos vouté par la chaleur africaine. Elle veut construire des maisons, des écoles en terre au fin fond de l'Amérique du Sud, et pas boire de la bière accoudée au comptoir à suivre sa rock star comme une groupie en mal d'amour.
Dans deux mois il repartira, elle n'aura pas eu le cran de lui parler d'avenir. Il reste persuadé qu'eux deux c'est une chose définitive, plus solide que le roc. Il reste persuadé que l'amour fera la part des choses ou une connerie du genre. Le silence finira bien par rétablir la vérité, du moins c'est ce qu'elle espère.

***

des corps, des esprits me reviennent, des décors, des scènes, des arènes, hantez, hantez, faites comme chez vous, restez.